La cerise sur le clafoutis. (Dans le placard)


La cerise sur le clafoutis

Vanille BARDOZ



ROMAN   YOUNG ADULT 





1

 
—Eh bien, pourquoi tu n'avances plus ? me demanda mamie, visiblement pressée d'arriver dans la salle commune pour sa partie de Loto.
Je pestai en tirant de toutes mes forces sur le fauteuil roulant.
—Ta roue s'est coincée dans une racine.
—Putain de moine ! Si je rate le début, tu vas voir qu’ils vont me sucrer le jambon pour ton père.
Je ne savais pas si je devais être amusée ou exaspérée. Je haussai les deux épaules avant d’inspirer profondément. Hop. D’un coup sec, la roue se dégagea enfin. En route vers le loto du dimanche. Celui-ci avait pour thème « le canard dans tous ses états ». J’avais lu les différents prix sur l’affiche que ma grand-mère, excitée comme une puce, m’avait montrée la veille. Canetons vivants ou terrines de foie gras. On pouvait aussi gagner des conserves de confit, des aiguillettes ou même un jeu pour enfants de pêche à la ligne avec des volailles multicolores en plastique.
Ma grand-mère n’était intéressée que par l'énorme jambon de magret séché.
—Je croyais que tu étais fan des sports de glisse, ma petite fille ! Nous n’arriverons jamais à l’heure à cette vitesse. Regarde ça, même Robert et son déambulateur sont train de nous dépasser. Fais quelque chose, voyons.
—Non mais mamie, je ne vais pas te lâcher dans la pente pour que tu y ailles plus vite, c’est mort.
—Froussarde, me nargua t-elle.
Un sourcil arqué, je me mis à hésiter.  
Après tout, ça paraissait faisable. A peine cent mètres en dénivelé sans obstacle en vu. Il suffisait juste de gérer la trajectoire comme les mecs dans Rasta Rocket en bobsleigh. Sauf que moi, j’allais m’agripper au fauteuil roulant
 dernier cri de ma grand-mère maternelle. Qui ne tente rien n’a rien. Si ça pouvait lui faire plaisir. En plus, on allait bien s’amuser. Adrénaline assurée.
Je la questionnai une dernière fois pour être sûre.
—Okay, tu tiens vraiment à prendre le raccourci ?
—A 84 ans, je n’ai plus de temps à perdre, je veux mon magret, acquiesça t-elle en souriant jusqu’aux oreilles. Arrêtons de tergiverser, aller roule ma poule !  
—C’est partiiii, criai-je en me mettant à courir vers la pente verdoyante directement sur notre gauche.
Celle-ci, recouverte de pâquerettes et de pissenlits, menait pile poil à l’entrée de la salle commune. On allait de plus en plus vite. Il fallait garder le cap. Le vent chaud de cet après-midi d'août s’engouffrait dans mes cheveux. C’était grisant. Je me concentrai pour ne pas tomber ou faire dévier le fauteuil de sa course effrénée.
—Yououhhh ! hurlait mamie pendant qu’on dévalait la pente.
Mieux que les montagnes russes. Trois, deux, un… Atterrissage.
—Mamie, sors tes freins.
Je me préparai à sauter sur le sol pour stopper notre véhicule des plus insolite.
Oulala, est-ce qu'on allait passer ?
A cinq centimètres près, on finissait aplaties comme des crêpes contre le mur en crépi. C'était moins une. Le fauteuil roulant pénétra à vive allure dans la salle. Je bondis tel un kangourou sur le carrelage blanc. Nous nous arrêtâmes net devant des dizaines de paires d'yeux abasourdis, dont ceux de mes parents. 
—Frédérique Leia Martin ! s'indigna ma mère en fonçant droit sur moi. Qu'est ce qui t'a pris ? Tu es folle ou quoi ? Tu aurais pu blesser ta grand-mère ou pire encore, blesser quelqu'un d'autre, tiens. Ces personnes sont fragiles, tu sais. Elles sont très âgées.
—Ta mère a raison ! Tu aurais pu péter le fémur de Robert par exemple, renchérit mon père, sa grande spécialité.
—Laissez donc cette petite tranquille, l'idée vient de moi, me défendit aussitôt mamie, sa mise en plis ébouriffée sur les côtés et le reste plaqué vers l’arrière.
On aurait dit Doc dans Retour vers le futur.
—Ah mais ça, je n'en doute pas une seule seconde, lui répondit ma mère et aussi sa fille. Ce n'est pas une raison, toi tu as l'excuse de ne plus avoir toute ta tête mais Leia, elle, est censée réfléchir le minimum requis et être plus mature que ça à bientôt seize ans.
Et bam, prends ça dans le dentier ! pensai-je sans oser m'en mêler.
—Mature ? A 16 ans ? Balivernes. Si tu veux mon avis, elle a encore une bonne décennie devant elle pour devenir sérieuse et ennuyante. Qu'elle s'amuse, qu'elle en profite.
—Pff, franchement maman arrête, tu m'énerves. Quant à toi, Leia, on en reparlera à la maison. Va lui chercher ses cartons et ses jetons, s'il te plait.
Aucune envie de débattre ni de me battre. Cela n'aurait servi à rien. Au pire, j'aurais fini par être punie. Je me contentai de souffler mon mécontentement avant de partir en direction des organisateurs du Loto, ceux qui s'occupaient de la distribution du matériel.
Tandis que je faisais la queue au milieu des vieux, coincée entre Micheline et Thérèse, je regardais au loin ma mère et ma grand-mère continuer de se chamailler à mon sujet.
Depuis aussi longtemps que je m'en souvienne, ça s'était toujours passé ainsi.
Elles s'aimaient pourtant très fort. Et je les aimais tout autant. Mais entre ces deux là, il y avait comme de l'électricité dans l'air. Leurs tempéraments bien trempés s'avéraient trop différents. Je ressemblais beaucoup à mamie Georgette et ça avait le don de rendre dingue ma mère qui ne nous comprenait pas.

Ma mère ne jurait que par l'ordre et la stabilité, et surtout, elle détestait le changement.
Elle tenait d'une main de fer son salon de coiffure depuis presque vingt ans sans jamais s'en lasser. A l'intérieur, sa déco des années 80 n'avait pas évolué d'un pouce. Mêmes murs blancs jaunis depuis, mêmes cadres accrochés au dessus des lavabos. Un du groupe de rock The Cure et l'affiche format XXL du film Dirty Dancing. Mêmes fauteuils en cuir noir légèrement abîmés sur les accoudoirs, et même employée aux cheveux peroxydés prénommée Sylvie.
Bientôt, on pourrait faire de son salon Chez TIF-fany, un musée.
Bercée par son train-train quotidien entre le boulot et la maison, ma mère était heureuse comme ça, en sachant que chaque journée ressemblerait à quelques détails près à la précédente. Ses fidèles clientes revenaient quasi tous les mois, voire pour les plus friquées, toutes les semaines. Elle les connaissait sur le bout des doigts ou plutôt sur le bout des ciseaux. D'un simple regard, elle savait exactement quelle coiffure leur seyait. Situé dans le bourg, Chez TIF-fany était sans conteste le repère des retraitées et femmes au foyer de Saint-Loubès, petite commune entourée de vignes à une vingtaine de kilomètres de Bordeaux. Elles en ressortaient, le sourires aux lèvres, avec une nouvelle coupe et de nouveaux potins à raconter. Potins, qui bien entendu, circulaient. Ils faisaient ensuite le tour du village jusqu'à revenir aux oreilles de ma mère. La boucle était bouclée. Next ! Potin suivant !

Et puis, il y avait moi, Frédérique Leia Martin, plutôt du style à vouloir tester de nouvelles expériences, quitte à me foirer en beauté. J'étais du genre regrets plutôt que remords. L'inverse de ma mère qui se contentait de vivre par procuration en matant en boucle son film préféré Dirty Dancing, sorti en 1987, un an avant ma naissance. D'où mon prénom ringard ! En hommage à l'héroïne également surnommée "bébé". Et comme si ce n'était pas suffisamment handicapant de s'appeler Frédérique, mon père, qui lui était méga fan de Star Wars, décida de m'affubler du deuxième prénom Leia.
—Merci ma princesse, fit-il lorsque je vins déposer sur la table devant mamie, trois cartons de loto et un sac de jetons numérotés.
Mon père aimait lui aussi l'ordre et la stabilité. Il ne détestait pas pour autant le changement. De nature "bonne patte", c'était un suiveur. Il ne voulait pas d'embrouille, et encore moins avec ma mère. Il était comptable dans une boîte qui fabriquait du ciment. J'avais fait mon stage de fin d'année de troisième dans son entreprise où je m'étais fait chier comme un rat mort. Rien de passionnant à rester du matin au soir assis derrière son bureau en zyeutant la pendule pour ne pas rater la pause déjeuner.
Mais en dehors de ses heures de travail, c'était quelqu'un de cool. On rigolait avec lui. Pas étonnant qu'il s'entendait à merveille avec ma grand-mère maternelle et son humour décapant.
—Hé Patrick, je te parie 500 francs que je vais te le gagner ton jambon, lui dit-elle avant d'embrasser l'un de ses jetons.
—On est passé à l'euro maintenant.
—L'euquoi ? Qu'est-ce que c'est que cette merde encore ?
—C'est notre nouvelle monnaie, mamie, intervins-je. Depuis deux ans quasiment.
—On est en quelle année déjà ?
—2004.
Elle se gratta le derrière de la nuque.
—Poh, je n'ai pas vu le temps passer, s'exclama t-elle.
—Depuis 1920, tu m'étonnes, t'as dû en voir des choses en presque dix décennies, me marrai-je, tout de même impressionnée.
—Tu vas me porter malheur, ma petite fille. Il me reste encore seize années à tirer pour atteindre le siècle. Tu imagines, c'est ton âge ! A nous deux réunies, on a bientôt pile cent ans.



2


Deux semaines plus tard...

Le glas se mit à retentir. Le clocher qui surplombait le village sonna à sept reprises, suivi de la valse funèbre de Chopin. Mamie adorait la musique classique et tout particulièrement le piano. Elle en jouait bien. Elle en jouait beaucoup. Enfin, avant que ses doigts ne deviennent trop rigides et douloureux à cause de l'arthrose.
Depuis qu'on était entré dans l'église, maman ne m'avait pas lâché la main. Prise en sandwich, elle s'agrippait à moi et à mon père. Le poids de sa tristesse était trop lourd à porter seule. Elle avait besoin de nous pour pouvoir l'aider à supporter sa peine, tenir coûte que coûte, pour ne pas s'effondrer sur le sol en ciment, au milieu des amis et de la famille.
Moi, je ne réalisais pas. C'était surréaliste. Comment capter que je ne la reverrai jamais.
Jamais, c'était quand même vachement long et foutrement inimaginable.
Et pourtant, il fallait faire avec. Ou plutôt, sans.
Sans ses rires, ses sourires, ses blagues et ses réflexions parfois has-been datant du siècle dernier. Sans ses étreintes qui sentaient le Chanel numéro 5 et les Ricola à la réglisse. Sans les Quine qu'elle criait pendant nos parties endiablées de Loto chaque premier dimanche du mois à la maison de retraite Les Tilleuls. Sans des millions d'autres choses qui me manquaient déjà.

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